23/02/2013

Cornelius Castoriadis et la création politique comme invention de nouvelles façons de vivre


Cornelius Castoriadis et la création politique
comme invention de nouvelles façons de vivre

         Aux amis des séminaires de Castoriadis, 1986-1995

Approche de l’œuvre de Castoriadis
Je résumerai en quatre points les caractéristiques de l’approche de l’œuvre de Castoriadis dans cet exposé. Je présenterai les idées de Castoriadis en prenant en considération la globalité de son œuvre. Je considère Castoriadis comme un penseur politique très original. Je pense que son œuvre constitue un tremplin, pour aller plus loin. Enfin, je propose un regard critique sur certaines de ses positions. Une telle approche nous permettra de nous interroger, de manière fructueuse, je l’espère, sur ce que pourrait être la création politique aujourd’hui.
Nous abordons la pensée d’un auteur qui a toujours soutenu que, même quand nous jugeons la société présente, nous sommes dans celle-ci, et qui reconnaît explicitement que, dans une société en    « crise », « notre pensée ne peut être elle-même qu’en crise ». « C’est à nous d’en faire quelque   chose », ajoute-t-il.[1] Ce « nous » nous inclut nous-mêmes, nous tous, aujourd’hui. Toutefois – et c’est là ma première touche critique – nous devons désormais abandonner la notion de crise aussi bien pour une société en auto-altération continue, dont la « crise » dure trop longtemps pour être telle, que pour notre pensée qui doit, en raison de cela, être radicalement renouvelée. S’il fallait appliquer un mot à la situation sociale actuelle, ce serait le mot terrible, dans le double sens du terme. J’y reviendrai à la fin de mon intervention.  
La globalité de l’œuvre
En préparant cette intervention, j’ai à nouveau survolé l’intégralité des écrits de Castoriadis ainsi que ce qui a été écrit sur lui. Et j’ai une fois de plus constaté, avec colère, que les lectures, les interprétations et les critiques de son œuvre sont dans la plupart des cas fragmentaires et oublieuses,  et donc insuffisantes, appauvrissantes par rapport à sa contribution, et surtout qu’elles occultent l’essentiel, à savoir son originalité, j’oserais dire absolue. Je prendrai donc en considération la totalité de l’œuvre de Castoriadis, éditée et inédite. De plus, je présenterai ses meilleurs écrits, dont j’ai élaboré moi-même un catalogue précis. Je signale par ailleurs que notre auteur écrivait des articles, et non des livres. La question se pose alors : cela constitue-t-il une nouvelle forme – une création – de présentation par écrit d’une pensée ?
Un penseur politique original
Avant de répondre à cette question, signalons que le travail même de Castoriadis constitue une nouvelle forme intellectuelle. C’est la raison pour laquelle je me refuse personnellement à donner un titre conventionnel à ce penseur, tel que philosophe, économiste ou psychanalyste. Il a été un penseur global, qui a créé la forme d’une pensée globale. Un penseur qui définit la philosophie comme « la prise en charge de la totalité du pensable puisqu’elle est requise de réfléchir toutes nos activités ».[2] Et si ma préférence va à la définition de Castoriadis comme penseur politique, c’est parce qu’il a créé la pensée politique, et la politique, comme la forme la plus architectonique. Autrement dit, la plus globale et la plus synthétique, pour penser la société et pour agir dans la société. Sans néanmoins prétendre que l’on puisse tirer de sa « philosophie » une politique ou que l’on puisse les dissocier absolument.[3] On sait bien que le commencement de la philosophie est l’étonnement (thaumazein) et que son objectif est la quête interminable de la vérité. Mais sans la passion pour les affaires communes et le bien commun, sans la colère – passion elle aussi – contre ce qui est, et sans la lutte pour ce qui pourrait et devrait être, l’œuvre de Castoriadis, sa propre création, est inconcevable.
C’est une erreur de rechercher les filiations intellectuelles de Castoriadis, parce qu’il a créé, tout d’abord, et surtout parce qu’il a créé à partir de la réalité, de l’observation et de l’élucidation, sa propre élucidation, de la lecture comme il le disait parfois, de cette réalité. Il a souligné à maintes reprises cet aspect de son œuvre. En effet, les passages dans lesquels il affirme cette idée sont fort nombreux et parmi les plus parlants[4], ce qui me met en colère devant les contresens que l’on rencontre sans cesse dans les textes de ses exégètes. Probablement, cela irritait, jusqu’à l’humiliation totale Castoriadis lui-même, qui déclare dans un discours oral : « sans doute, je suis très mauvais dans l’explication de mes positions ». Dans le même discours, il se dit « vexé », parce que, pour la énième fois, on lui reprochait son « hellénocentrisme ».[5]  
Castoriadis a incontestablement été un grand philosophe, un grand psychanalyste (à la fois théoricien de la psyché humaine et praticien du divan), un grand économiste, un grand helléniste, un créateur d’anthropologie politique, un fin connaisseur de la science moderne. Il a été militant, au sens plein et même… « clandestin » du terme – ce qui lui a valu 23 ans d’anonymat. Il est resté un citoyen critique démocratique. Ce qui explique pourquoi il a presque toujours préféré écrire des articles plutôt que des livres – les premiers étant plus adaptés aux besoins d’une intervention pointue et ponctuelle – et ce qui rend secondaire la question de savoir si l’article constitue une nouvelle forme de présentation par écrit d’une pensée, car c’est la pensée elle-même qui a créé la nouveauté en cherchant à être globale.
L’œuvre comme point de départ plutôt que point d’arrivée
Toute tentative d’extraire de l’œuvre d’un grand penseur les conclusions pour ce que l’on a à faire ici et maintenant est à rejeter catégoriquement. La société nous invite toujours à l’analyser avec nos propres moyens. En revanche, il y a dans la création de la pensée castoriadienne des points extrêmement importants que nous devons prendre en considération pour nous orienter politiquement. Cette création se résume en une phrase aussi simple que banale, que d’autres auteurs pourraient d’ailleurs avoir écrite et ont parfois écrite : « Il faut apprendre à penser autrement »[6]. Ce n’est cependant pas là une simple façon de parler : cette formulation se concrétise dans et par l’ensemble de son œuvre, comme nous tenterons de le démontrer brièvement. Cette création pose ses propres limites dans et par une autre phrase, l’une de plus belles phrases de l’un de ses textes les plus inspirés : « Tout peut être récupéré sauf une chose : notre propre activité réfléchie, critique, autonome. »[7]
L’examen critique de ses positions
J’ai considéré jusqu’à maintenant que la position que nous devons adopter devant son œuvre est indiquée par lui-même dans le passage suivant, le plus important à ce propos, dont j’avais fait ma bannière : « On n’honore pas un penseur en louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence. »[8]
J’ai toutefois repéré un passage de Castoriadis, plus récent, beaucoup plus sévère « en sa défaveur » : « Il y a une chose qui depuis longtemps me frappe et même me choque. Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on n’aurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler...).
» Nous avons à créer notre propre pensée au fur et à mesure que nous avançons – et certes, cela se fait toujours en liaison avec un certain passé, une certaine tradition – et cesser de croire que la vérité a été révélée une fois pour toutes dans une œuvre écrite il y a cent vingt ans. Il est capital de faire pénétrer cette conviction chez les gens, et en particulier chez les jeunes. »[9]
Considérations générales
Comme la plupart des grands penseurs, tout au moins à partir d’Aristote, Castoriadis définit très précisément ses propres concepts. Et, ne pouvant bien évidemment changer le langage, il donne un autre sens à ces concepts. Cet autre sens est une nouvelle forme (de la pensée), et donc une création effectuée par l’auteur.
Appartient à la création de Castoriadis ce qu’il a appelé élucidation, à savoir une nouvelle forme de lecture de la société humaine, en tant que résultat de l’imagination du collectif anonyme qui crée les significations imaginaires sociales. Appartient aussi à cette création la découverte de la caractéristique principale de l’être humain qu’est l’imagination radicale de la psyché, ainsi que l’affirmation du besoin impérieux de la psyché humaine de sens et l’énonciation corrélative que les institutions de la société sont ainsi faites pour offrir ce sens.
A la fois créateur politique et pédagogue, Castoriadis a également proposé une nouvelle définition de la praxis : « j’appelle praxis l’activité lucide dont l’objet est l’autonomie humaine et pour laquelle le seul “moyen” d’atteindre cette fin est cette autonomie elle-même. »[10]
Les idées mères de Castoriadis constituent une découverte. En effet, rien de ce qu’il a écrit sur le social-historique n’est controuvé par l’esprit d’un homme, mais tout est lu dans la réalité historique. Nous nous trouvons ici, je tiens à le souligner, devant un fait capital pour comprendre non seulement son œuvre mais également ce que doit être la pensée politique.
Dans ce colloque, il est aussi question de colère. Je le reconnais pour ce qui me concerne, je suis en révolte contre la réalité actuelle, ce qui implique la colère et plus que cela. Je suis en colère contre les lectures plates de cette réalité, et contre l’impuissance des penseurs politiques et des forces politiques à proposer quelque chose de nouveau. De toute façon, je pense que notre colère doit être double : contre une réalité, envers une situation qui a toutes les caractéristiques pour être considérée comme révoltante, puis une grande colère contre la réponse ou plutôt la non-réponse de la part de la majorité de la population, et plus particulièrement de la part de ceux qui pensent et ceux qui agissent de manière plus que traditionnelle.
Nous nous trouvons devant l’exigence absolue d’une création politique, exigence qui est révolutionnaire d’un autre point de vue cependant que celui de Castoriadis il y a 30 ans[11]. Pour satisfaire à cette exigence, nous trouverons de nombreux éléments dans la pensée politique démocratique de Castoriadis, qui est elle-même une création politique.

I. De la création en général…
La création constitue l’une des idées mères de Castoriadis. Elle est apparue avec la nouvelle étape de son œuvre qui commence par l’élaboration des textes de L’institution imaginaire de la société, chronologiquement à partir du début des années soixante. Elle se trouve mentionnée comme la première de ses idées mères dans la Préface de cet ouvrage.[12]
Il est nécessaire de préciser le contenu exact de cette notion. Dans une autre Préface, consacrée essentiellement à la définition canonique de ses idées mères, après avoir défini le terme de kairos : « moment de décision, occasion critique, conjoncture dans laquelle il importe que quelque chose soit fait ou dit », qu’il emploie pour sous-titrer la première section de son ouvrage, la création est la première des notions définies par Castoriadis. Voici donc l’une des définitions les plus complètes proposées sous la plume de l’auteur : « Création. Dans l’être/étant (to on) surgissent des formes autres – se posent de nouvelles déterminations. Ce qui chaque fois (à chaque “moment”) est, n’est pas pleinement déterminé – pas au point d’exclure le surgissement de déterminations autres. Création, être, temps vont ensemble : être signifie à-être, temps et création s’exigent l’un l’autre. »[13] On a ici la pleine définition, la définition philosophique pourrait-on dire, de l’idée mère de création. La création est la caractéristique principale aussi bien de l’être, de tous les modes d’être, que de l’être humain en particulier.
Parmi les innombrables passages dans lesquels notre auteur définit ce que signifie sous sa plume l’idée mère de création, voici une autre définition qui précise en même temps la signification de la création politique : « l’essentiel de la création n’est pas “découverte”, mais constitution du nouveau : l’art ne découvre pas, il constitue ; […] Et sur le plan social, qui est ici notre intérêt central, l’émergence de nouvelles institutions et de nouvelles façons de vivre, n’est pas non plus une “découverte”, c’est une constitution active. »[14]
S’il fallait insister sur un point, qui a été source de contresens et d’incompréhensions à propos de l’idée de création chez Castoriadis, ce serait l’idée que cette création est ex nihilo mais non pas cum nihilo et in nihilo. La création met en relief la possibilité de l’émergence du nouveau, de la nouveauté radicale, l’émergence de l’altérité, de quelque chose qui est autre et pas différent. « 34 diffère de 43, un cercle et une ellipse sont différents. L’Iliade et Le Château ne sont pas différents – ils sont     autres. »[15] Et dans tous les domaines, plus spécifiquement dans le domaine de la création humaine, le domaine social-historique, l’autre, le nouveau, ne peut être réduit aux éléments qui lui sont préexistants ni (re)construit à partir de ces éléments. Lorsque Castoriadis parle donc de création, il met l’accent sur la nouveauté radicale. Et lorsqu’il dit que cette nouveauté est à partir de rien (mais non sans rien ni dans le rien), il veut dire que l’événement historique, en tant que nouveauté, ne peut pas être réduit à la situation qui l’a précédé ni être entièrement expliqué par celle-ci. Beaucoup d’éléments préexistants (donc, non sans rien), qui constituent un contexte particulier (donc, non dans le rien), composent les conditions (et non les causes) d’un événement, mais ce qui arrive finalement ne peut être reconstitué par aucun de ces éléments, ni totalement déterminé par aucune de ces conditions, ni reproduit par aucune recomposition de toutes ces composantes. Ce qui se produit finalement est à partir de rien.
Pour ouvrir une parenthèse sur une communauté d’idées entre notre auteur et Hannah Arendt, la création dans les affaires humaines de Castoriadis correspond, toutes proportions gardées, à l’idée de « miracle », sans aucune connotation religieuse, présente chez Arendt : « chaque fois que quelque chose de nouveau se produit, c’est de façon inattendue, incalculable et en définitive causalement inexplicable, à la manière dont un miracle se produit dans le cadre d’événements calculables. En d’autres termes, chaque nouveau commencement est par sa nature même un miracle »[16]. L’événement est l’inattendu, l’imprévu, ce que l’on ne peut pas expliquer entièrement, à moins d’essayer de le comprendre, comme disait Arendt, ou de l’élucider, comme aurait dit Castoriadis. 

II. à la création humaine en particulier : le projet d’autonomie
Penseur profondément et décisivement irréligieux, Castoriadis déclare que l’institution de la société ainsi que l’histoire sont des créations humaines.[17] A partir de cette base inébranlable, il constate une bifurcation historique capitale entre les sociétés humaines : celles qui croient que leurs institutions proviennent d’une source extra-sociale et celles qui savent que leurs institutions sont leur propre œuvre. Les premières sont les sociétés hétéronomes, les secondes les sociétés autonomes ou, selon une formulation encore plus rigoureuse, les sociétés dans lesquelles le projet d’autonomie a émergé, a été créé.
La bifurcation s’effectue donc à partir de l’apparition, de la création, d’un projet, le projet d’autonomie, qui est exigence de l’autonomie à la fois collective et individuelle. Avec la création, l’autonomie, dans son sens plein, devient ainsi une autre des idées mères de l’œuvre de Castoriadis. Autonomie : autos-nomos, signifie, littéralement et profondément, se donner soi-même ses lois.  
La première émergence du projet d’autonomie se réalise en Grèce ancienne et se présente indissociablement comme mise en cause des institutions sociales existantes, la création de la politique, et mise en question des représentations de la tribu, la création de la philosophie (qui est, de plus, une philosophie démocratique). La parenté et la simultanéité de l’apparition de ces deux créations humaines se confirment par les questions qu’elles posent. En effet, la première pose la question : Cette loi est-elle juste ?, la seconde pose la question : Qu’est-ce que la justice ? A la base des deux se trouve l’acceptation par les membres de la société de l’idée que c’est nous qui faisons nos lois, accompagnée de l’interrogation infinie sur ce qu’est la justice, ce qui exclut bien évidemment l’idée que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. Selon Castoriadis, le projet d’autonomie réapparaît, après une longue éclipse, dans les sociétés de l’Europe occidentale, à partir des XIIe-XIIIe siècles.[18]
Pour ce qui est du domaine social-historique, l’idée de création ne renvoie pas seulement à l’idée fondamentale selon laquelle la société et l’histoire sont des créations humaines. Elle est tout autant une idée qui renvoie à l’imagination radicale de la psyché de l’être humain, et à l’imaginaire social instituant, caractéristique capitale de l’anonyme collectif. En effet, imagination radicale (du sujet singulier) et imaginaire instituant (du collectif anonyme) sont ainsi caractérisés en raison de la capacité de l’individu et de la société à créer la nouveauté radicale, et à faire émerger l’altérité, en raison de leur faculté de création. On peut ainsi légitimement soutenir que, pour notre auteur, les sources principales de la création humaine sont l’imagination radicale du sujet singulier, capacité d’invention de nouvelles formes, et l’imaginaire social instituant, la faculté du collectif anonyme à créer des significations imaginaires sociales et des institutions qui les incarnent.
En ce qui concerne les significations imaginaires sociales, Castoriadis a expliqué à maintes reprises les termes « signification », « imaginaire » et « sociale ». Signification : « Lorsque l’homme organise rationnellement – ensidiquement –, il ne fait que reproduire, répéter ou prolonger des formes déjà existantes. Mais lorsqu’il organise poiétiquement, il donne forme au Chaos […] Cette forme est le sens ou la signification. Signification qui n’est pas simple affaire d’idées ou de représentations, mais qui doit prendre ensemble, lier dans une forme, représentation, désir et affect. »[19] Imaginaire et sociale : « J’appelle ces significations imaginaires parce qu’elles ne correspondent pas à et ne sont pas épuisées par des références à des éléments “rationnels” ou “réels”, et parce qu’elles sont posées par création. Et je les appelle sociales parce qu’elles n’existent qu’en étant instituées et participées par un collectif impersonnel et anonyme. »[20]      
A propos de l’idée d’imaginaire, je note un point qui prête bien souvent à contresens : l’imaginaire n’est pas du tout le fictif. Il est – il est vécu comme – plus réel que toute « réalité ». Citons une des définitions, parmi les meilleures, des significations imaginaires sociales, qui nous aide à comprendre le sens de l’imaginaire : « L’être-société de la société ce sont les institutions et les significations imaginaires sociales que ces institutions incarnent et font exister dans l’effectivité sociale. Ce sont ces significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l’acception profonde du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l’humanité – à la vie, à l’activité, aux choix, à la mort des humains comme au monde qu’elles créent et dans lequel les humains doivent vivre et  mourir. »[21]   
III. La politique en tant que création
Définition ultime et définitive de la politique et de son objet par Castoriadis
Pensée en mouvement, consacrée à la recherche de « la vérité comme mouvement interminable de la pensée »[22], la pensée de Castoriadis est passée par plusieurs définitions de la politique. Cela est absolument certain, mais dans le cadre de cet exposé, je dois me limiter à la dernière définition, définitive, qui se trouve dans « Pouvoir, politique, autonomie », son texte politique de loin le plus important[23]. Je m’empresse de noter que nous comprenons, par ce texte, combien la pensée politique de notre auteur est, finalement, aisiodoxe, mot du grec moderne que je préfère traduire par les deux mots qui le composent, c’est-à-dire « opinion de bon augure », plutôt que par le terme « optimiste ». En effet, pour le dire en une formule lapidaire qui a un rapport direct avec notre sujet : ce texte nous fait comprendre que la création politique, faite de la main des hommes, est toujours à la portée de nos mains : « Si nous voulons être libres nous devons faire notre nomos [loi]. Si nous voulons être libres, personne ne doit pouvoir nous dire ce que nous devons penser. » (p. 129). [Et p. 158.]
Apparaît pour la première fois explicitement, dans ce texte, une distinction capitale entre le politique et la politique, distinction qui correspond à celle entre pouvoir explicite et infra-pouvoir. Le politique est tout ce qui concerne le pouvoir explicite, à savoir l’instance (ou les instances) instituée pouvant émettre des injonctions sanctionnables. Ce pouvoir explicite existe nécessairement dans toute société, sans avoir la même forme (par exemple la forme de l’Etat). Ce qui existe donc nécessairement dans toute société, c’est le politique. Mais avant tout pouvoir explicite, l’institution de la société exerce un infra-pouvoir radical sur tous les individus qu’elle produit. Cet infra-pouvoir « est, en un sens, le pouvoir du champ social-historique lui-même, le pouvoir d’outis, de Personne. » (p. 119). [Et p. 145.] La création de la politique a affaire avec cet infra-pouvoir ou pouvoir instituant, la politique   « est une venue au jour, partielle certes, de l’instituant en personne » (p. 127). [Et p. 156.] 
Parmi les quatre principales formulations homologues proposées dans le texte comme définition de la politique, nous retenons les deux suivantes, qui sont pour ainsi dire complémentaires :  « Aussi bien la politique grecque, que la politique kata ton orthon logon [selon la raison droite], peuvent être définies comme l’activité collective explicite se voulant lucide (réfléchie et délibéré), se donnant comme objet l’institution de la société comme telle. » (p. 127). [Et p. 156.] « La politique est projet d’autonomie : activité collective réfléchie et lucide visant l’institution globale de la société comme telle. » (p. 135). [Et p. 166.] Et « la vraie formulation » qui précise l’objet de cette politique, en faisant d’elle une politique de la liberté, une politique de l’autonomie, une politique fondée sur la paideia (éducation), se propose comme suit : « Créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société. » (p. 138, souligné dans l’original). [Et p. 170.][24]
Conséquences directes de ces définitions synthétiques
Ces définitions nous font entrer pleinement dans l’invention de nouvelles façons de vivre, loin de la course pour « un niveau de vie toujours plus élevé ». En effet, lorsque nous acceptons que la politique concerne l’ensemble des institutions de la société (et « en principe, aucune institution de la société moderne ne peut échapper à la mise en question »[25]), nous sommes pleinement dans la vie, « la vraie vie qui, elle, n’a pas de niveau », pour reprendre une belle formulation de Castoriadis.[26]
En 1980, dans une intervention de nature explicitement politique, au cours d’un débat avec Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve, Castoriadis affirme : « une autre société, une société autonome, n’implique pas seulement l’autogestion, l’auto-gouvernement, l’auto-institution. Elle implique une autre culture, au sens le plus profond de ce terme. Elle implique un autre mode de vie, d’autres besoins, d’autres orientations de la vie humaine. […] Poser le problème d’une nouvelle société, c’est poser le problème d’une création culturelle extraordinaire. Et la question qui se pose, et que je vous pose, est : est-ce que de cette création culturelle nous avons, devant nous, des signes précurseurs et avant-coureurs ? »[27] Bien qu’il semble quelque peu étrange que Castoriadis pose la question de cette manière, nous nous demanderons, dans la dernière partie de cet exposé, si ce ne sont pas précisément ces « signes précurseurs et avant-coureurs » que le penseur n’a pas cherchés là où il fallait. (Encore faut-il se référer aux bons critères, selon les points de vue appropriés, pour avoir davantage de chances de déceler les « signes précurseurs ».) C’est l’une des raisons pour lesquelles Castoriadis ajoute : « Quant à moi, je ne me fais pas fort de répondre à la question : qu’est-ce qu’une société autonome considérerait comme étant pour elle la bonne vie et créerait comme bonne vie ? J’essaie seulement de lutter pour que cette possibilité lui soit, nous soit donnée. C’est tout. »[28] Nous allons nous interroger, également dans la dernière partie de cet exposé, sur ce refus quasi obsessionnel de Castoriadis de proposer quelque chose de concret en tant que projet politique global pour aujourd’hui, refus qui, nous le constaterons également, n’est pas en cohérence avec ses positions antérieures.
Il est vrai que si la politique est, comme l’histoire, une création humaine, cette création est rare et fragile. Elle n’apparaît pas dans toutes les sociétés ni pendant toutes les périodes. C’est pourquoi ce qui nous importe ici et maintenant, c’est de souligner que cette politique a existé dans les sociétés où nous vivons et qu’elle les a transformées, ce que l’on oublie souvent. Rien n’est évident par définition, rien de ce qui existe devant nos yeux ne nous indique que la réalité présente aurait été la même sans les luttes de ceux qui nous ont précédés. La société instituée est toujours travaillée par la société instituante. Elle est en partie le résultat de la société instituante ainsi que des luttes collectives et individuelles, luttes explicites mais aussi implicites et informelles – Castoriadis lui-même, du reste, a autrefois fortement insisté sur cette forme de luttes ouvrières. On l’oublie très souvent, toujours pris dans l’idée que nous sommes dominés par une situation, par un « système », alors que ce n’est pas entièrement vrai, et parfois même nullement vrai.
Si la création politique présuppose la création des institutions qui favorisent autant que possible l’autonomie individuelle et collective, cela signifie clairement qu’elle exige de nous l’invention de nouvelles institutions, et donc de nouvelles façons de vivre. D’autant plus que les sociétés humaines ont été à l’origine des sociétés hétéronomes, ce qui signifie aussi que les institutions fondamentales des sociétés dans lesquelles nous vivons sont des institutions d’hétéronomie. De toute façon, les institutions existantes aujourd’hui, qui possèdent nécessairement la propriété de consolider et de perpétuer la société présente dans son ensemble, comportent une part considérable d’hétéronomie. C’est la raison pour laquelle une autre définition de la politique, plus radicale, avait déjà été proposée par Castoriadis dans les dernières phrases de L’institution imaginaire de la société : « l’instauration d’une histoire où la société non seulement se sait, mais se fait comme s’auto-instituant explicitement, implique une destruction radicale de l’institution connue de la société, jusque dans ses recoins les plus insoupçonnables, qui ne peut être que position/création non seulement de nouvelles institutions, mais d’un nouveau mode du s’instituer et d’un nouveau rapport de la société et des hommes à l’institution. »[29]
Dans cette perspective, je considère, pour ma part, que la situation sociale actuelle rend nécessaire l’actualisation, voire la transformation, de la définition ultime de la politique par Castoriadis. Sans pouvoir m’attarder longuement, je proposerai trois corrections majeures. Tout d’abord, la politique ne peut être seulement considérée comme activité collective mais aussi comme activité individuelle. Corrélativement, on ne peut considérer seulement comme politiques les actions revendiquées explicitement comme telles mais aussi toutes les activités que Castoriadis appelaient luttes informelles, souterraines et atypiques. Enfin, une nouvelle élaboration de la distinction entre le privé et le public s’impose par le fait même que la politique à affaire avec toutes les institutions de la société.

IV. La création politique de la démocratie
Castoriadis est l’un des rares penseurs modernes et contemporains qui soit pour la démocratie et contre la représentation. Nous lui devons les analyses les plus approfondies et les plus justes sur ce qu’est vraiment la démocratie, en tant que régime, c’est-à-dire en tant que forme de société, et non pas seulement comme procédure. Malgré l’accord à ce propos avec Arendt, la seule avec lui à défendre la démocratie contre la représentation, les apports de Castoriadis inspirés de la démocratie athénienne, considérée comme un germe[30], sont de loin les plus justes et les plus stimulants pour penser les sociétés contemporaines, aussi bien dans leur forme que dans leur régime politique, et pour lutter afin que le projet d’autonomie fleurisse et ne se fane pas. La création de la démocratie est à la fois l’instauration d’un espace public (Arendt s’arrête ici, en repérant bien entendu les grandes paroles et les grands actes) et le peuplement de cet espace par certaines valeurs. Le grand apport de Castoriadis à ce propos, même en comparaison avec Arendt, est que la démocratie est indissociable de certaines valeurs substantives, qui doivent inspirer la vie en commun.[31] C’est la précision qu’il donne à plusieurs reprises, et qui apparaît dans le titre même de son texte « La démocratie comme procédure et comme régime ». Mais nous constaterons que, même sur le plan procédural, les exigences de la démocratie sont substantielles.
La démocratie en tant que procédure
Il convient de dissiper une confusion tenace. Il est faux d’opposer à la « démocratie représentative » la « démocratie directe ». Il faut opposer les principes sur lesquels est fondé le régime représentatif, le gouvernement représentatif (termes de Tocqueville), aux principes sur lesquels est fondée la démocratie. Ce que l’on appelle couramment « démocratie directe » n’est qu’un moment de la démocratie grecque (ou athénienne), c’est l’un des dispositifs de cette démocratie. Il s’agit d’un       « moyen ». Je m’explique. La démocratie est fondée sur l’égalité politique (et seulement politique) absolue de tous les citoyens. La démocratie a pour principe qu’en politique il n’y a ni science ni experts. En politique, il y a la doxa, l’opinion, des citoyens. En principe, toutes les opinions sont égales, c’est là le principe substantiel de la règle de la majorité. La démocratie présuppose à la fois la délibération de tous les citoyens en commun, réunis en assemblée générale, la prise de toutes les décisions par tous et par toutes, le tirage au sort pour la désignation des magistrats, révocables à tout instant. La prise de décisions n’est que l’une de ces trois présuppositions, même si elle est la plus importante. C’est d’elle seule que vient l’appellation « démocratie directe ».
J’abrège considérablement, mais je ne schématise et ne caricature nullement. Le principe fondamental du gouvernement représentatif, si l’on tient compte aussi de son histoire jusqu’à présent, est que les citoyens ne veulent pas et ne peuvent pas s’occuper de la chose publique. On leur accorde donc une égalité politique relative : l’égalité de voix, l’égalité de voter tous (et toutes : bien longtemps plus tard !) pour élire leurs représentants. Principe de l’élection, principe clairement formulé et reconnu par tous les théoriciens de ce régime.[32] Et les représentants décident.
Tout autre, et en opposition frontale, est le principe fondamental de la démocratie – en tant que procédure, je le répète. Ce principe est l’égalité politique absolue de tous et de toutes : le droit et la possibilité effective de décider de tous les sujets essentiels qui concernent la vie en société, notre propre vie. On prend des décisions sans représentants. Et on tire au sort les magistrats nécessaires.
Sur les principes procéduraux, l’opposition fondamentale, frontale et irréconciliable, des deux régimes réside donc dans la question de savoir qui décide : les citoyens ou les représentants ? Et non pas, par exemple, comment on décide. Ce « comment » est lié avec le « qui », mais non pas de manière absolument univoque. On peut décider par un vote à main levée, dans l’assemblée du peuple (Athènes), on peut décider par consultation générale, nationale, une fois la bonne question posée à l’issue d’une large discussion (dans un Etat-nation contemporain).
J’ouvre ici une très brève parenthèse. Je suis totalement et sincèrement prêt à écouter celui qui pourrait m’expliquer et me persuader que les principes de la démocratie en tant que procédure sont irréalisables dans les sociétés contemporaines, dans les grands Etats-nations d’aujourd’hui. Mais s’il me l’explique selon les principes et non pas selon ses propres présuppositions. Tous les arguments contre le droit de décision sont fondés sur le principe selon lequel « les citoyens ne peuvent pas », ce qui témoigne du caractère hautement anti-démocratique de ces arguments. Quant à l’argument selon lequel « les citoyens ne veulent pas », il est et restera indécidable. Je ferme la parenthèse.
Nous constatons que nous ne pouvons plus distinguer entre « démocratie directe » et « démocratie représentative ». L’une comme l’autre font partie d’un ensemble, d’un univers. La bonne distinction, la seule concevable, est la suivante : démocratie vs régime représentatif ou démocratie vs représentation. Cette distinction est absolue, les deux termes sont inconciliables. Les principes et les dispositifs du régime représentatif, appelé abusivement (et postérieurement à sa fondation) « démocratie représentative », sont radicalement différents de ceux de la démocratie énumérés précédemment. Le régime représentatif est fondé sur l’égalité des citoyens seulement en tant qu’électeurs. Le régime représentatif se fie aux experts, en se fondant sur l’argument que les citoyens ne veulent pas ou ne savent pas s’occuper de la politique. Le régime représentatif a pour seul dispositif les élections et il rejette catégoriquement le tirage au sort. Une fois de plus, il faut rejeter la distinction entre ceux qui sont pour la « démocratie directe » et ceux qui sont pour la « démocratie représentative ». La seule opposition pertinente est entre ceux qui sont pour la démocratie (égalité politique absolue) et ceux qui sont pour la représentation (un citoyen, une voix, mais les citoyens ne participent pas à la prise de décisions, assumée par une oligarchie). Pour le dire brutalement : celui qui ne reconnaît pas l’égalité politique absolue de tous n’est pas un homme démocratique, il est un homme oligarchique.
Toute autre position reproduit l’immense aliénation que constitue l’idée – et la pratique – de représentation en politique, aliénation de la décision des « représentés » au profit des « représentants »,   aliénation que dénonce inlassablement Castoriadis. Je rappellerai que la formulation la plus dure, et l’expression la plus forte, que ce dernier ait employée contre l’idée de représentation se trouve dans l’un de ses meilleurs textes politiques : « La pensée politique ». La phrase la plus sévère, la plus révélatrice de son esprit, et la plus synthétique, est la suivante : « La démocratie “représentative”, en fait négation de la démocratie, est la grande mystification politique des temps modernes. La démocratie “représentative” est une contradiction dans les termes, qui cache une tromperie fondamentale. Et de pair avec cette mystification va la mystification des élections. »[33]
Si l’on déclare revendiquer la « démocratie directe », on ne dit pas tout, ce qui revient à ne rien dire. Le référendum, par exemple, tel que celui qui a été organisé récemment en Suisse, c’est peut-être la « démocratie directe », mais ce n’est pas la démocratie. La démocratie est la délibération en commun. C’est l’introduction par chaque citoyen de thèmes à débattre, c’est beaucoup d’autres choses. Si, moi, j’invente (je le dis littéralement) un thème, une question, et si je vous invite à voter, pour ou contre, cela n’est pas la démocratie. Ce peut être n’importe quoi. Et pour éviter tout malentendu, Castoriadis nous prévient : « Dans une démocratie, le peuple peut faire n’importe quoi     – et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi. La démocratie est le régime de l’autolimitation ; elle est donc aussi le régime du risque historique – autre manière de dire qu’elle est le régime de la liberté – et un régime tragique. […] Et il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une hubris collective. Personne ne peut protéger l’humanité contre la folie ou le suicide. »[34] Il faudrait ajouter que Castoriadis reconnaît que cette dernière phrase est peut-être celle qu’il préfère parmi tout ce qu’il a écrit.[35]    
La vérité est une et claire : l’humanité occidentale n’est jamais entrée dans l’égalité politique des citoyens et, pourtant, elle pourrait le faire. Ce n’est nullement une exagération ni une exaspération ; la définition du citoyen par Aristote, que Castoriadis disait incontournable, attend toujours sa pleine réalisation : « Est citoyen celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné ».     Pour ma part, je propose comme revendication immédiate le droit de décision pour tous et toutes. Et je pense que cette revendication constitue à l’heure actuelle la synthèse politique tellement nécessaire pour une société morcelée : nous voulons tous, indépendamment de toute autre division, le droit à la décision, et nous pouvons tous l’exercer avec la lucidité et la responsabilité requises.[36] Cette synthèse pourrait constituer en même temps un motif fort pour faire revenir les citoyens à la politique et faire naître chez les individus la passion pour les affaires communes. La conquête du droit de décision, outre qu’elle incarne la seule solution démocratique, est également la seule voie qui offre la possibilité de résoudre les problèmes de l’invention, de la création politique, nécessaire pour sortir de l’immense difficulté actuelle.
La démocratie en tant que régime ou forme de société
Fidèle en cela à la pensée politique classique, Castoriadis ne conçoit pas la démocratie comme un simple ensemble de « procédures », mais comme « un régime, indissociable d’une conception substantive des fins de l’institution politique et d’une vue, et d’une visée, du type d’être humain lui correspondant »[37]. C’est pourquoi il s’est beaucoup préoccupé de comprendre les valeurs substantives de la démocratie athénienne – plus encore que de comprendre celles des sociétés occidentales modernes et contemporaines. Et on connaît la conclusion de l’un de ses meilleurs textes : « Quand je dis que les Grecs sont pour nous un germe, je veux dire, en premier lieu, qu’ils n’ont jamais cessé de réfléchir à cette question : qu’est-ce que l’institution de la société doit réaliser ? ; et en second lieu que, dans le cas paradigmatique, Athènes, ils ont apporté cette réponse : la création d’êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse, et aimant le bien commun. »[38]
Il ne fait aucun doute que Castoriadis s’est également employé à repérer les valeurs substantives qui règnent dans les sociétés occidentales modernes et contemporaines. Et c’est peut-être le penseur qui est allé au plus profond : la composante appelée capitaliste de ces sociétés est celle qui pose comme projet l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle, pseudo-maîtrise et pseudo-rationnelle[39]. Dans l’autre composante, qui est le projet d’autonomie collective et individuelle, Castoriadis reconnaît les luttes politiques et sociales émancipatoires, mais il ne décèle pas, semble-t-il, dans la réalité sociale générale, une création analogue à celle de la Grèce ancienne, en ce qui concerne plus particulièrement le sens de la vie et la réponse devant la mort. Selon lui, l’Occident n’a pas trouvé de réponse satisfaisante à cette question capitale.
Le triptyque des valeurs substantielles, notamment politiques, qui ont inspiré les luttes démocratiques et révolutionnaires pendant la modernité, et que la démocratie affirme, est, selon Castoriadis : l’égalité, la liberté, la justice, étant précisé que l’égalité et la liberté sont intrinsèquement liées, et que la justice est une question à jamais ouverte. S’il n’a pas insisté pour repérer les valeurs substantives des sociétés « démocratiques » modernes, c’est peut-être parce qu’elles ne sont pas aussi facilement synthétisables. Ou parce qu’il voyait dans la création grecque un élément fondamental et constitutif : l’attitude face à la mort. Ou encore parce qu’il pensait que l’une des composantes de la modernité, le capitalisme, avait beaucoup poussé la société vers le projet de la maîtrise et de la possession de la nature. Et que ce projet a été nourri par les visées du progrès indéfini et de l’expansion de la prétendue maîtrise rationnelle, visées sur lesquelles les Modernes ont transféré « le fantasme de l’immortalité […], même après le désenchantement du monde. »[40]  
Castoriadis considère que l’éthos de mortalité est l’élément décisif pour accéder à l’autonomie collective et individuelle. Il insiste sur le fait que « ce qui libère l’homme grec » (p. 115) est sa position à l’égard de la mort, et que « c’est cette première saisie imaginaire du monde comme a-sensé et cette absence de source transcendante du sens ou de la loi ou de la norme qui libèrent les Grecs et leur permettent de créer des institutions dans lesquelles les hommes se donnent, précisément, leurs normes. » (p. 56).[41] Et il aboutit à la thèse générale : « Ce n’est qu’à partir de cette conviction, profonde et impossible, de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que l’on peut vraiment vivre comme être autonome – et qu’une société autonome devient possible. »[42] Or, précisément sur ce point, il trouve que l’« on ne peut manquer d’être frappé par l’énorme différence » des deux « réponses partielles qu’ont données à ce problème », le problème de l’attitude à l’égard de la vie et de la mort, « les deux sociétés où le projet d’autonomie a été créé et poursuivi – la société grecque ancienne et la société occidentale ».[43]     
C’est pourquoi, dans le texte « La démocratie comme procédure et comme régime » qui est l’un de ses derniers, Castoriadis présente comme suit la définition complète de la démocratie à la fois comme régime : « le régime qui essaie de réaliser, autant que faire se peut, l’autonomie individuelle et collective, et le bien commun tel qu’il est conçu par la collectivité concernée » (p. 240), et comme procédure : le régime dans lequel le pouvoir explicite appartient à tous, est effectivement ouvert à la participation de tous (p. 229).[44]

V. Et maintenant ?
Le projet d’autonomie n’est pas en éclipse !
Les sociétés contemporaines dans l’insignifiance
Une autre création politique que l’on doit à Castoriadis est l’élucidation (idée essentielle, comme nous l’avons déjà dit) des sociétés occidentales modernes, et contemporaines, élucidation qui, pour la période la plus récente, se résume en un seul mot : insignifiance.
Il n’est pas inutile de consacrer un paragraphe à préciser ce que signifie l’insignifiance sous la plume de Castoriadis, d’autant plus que je proposerai plus loin un début de critique de son constat de la situation de la société actuelle. Cette critique, annoncée par le titre de cette partie de mon exposé, ne conteste pas l’absence de sens dans la société présente mais l’idée d’une éclipse du projet d’autonomie. Le passage dans lequel Castoriadis parle le plus clairement de l’état de la société actuelle et ne laisse aucun doute sur le sens du terme « insignifiance » se trouve dans La montée de l’insignifiance : « l’individu moderne vit dans une course éperdue pour oublier à la fois qu’il va mourir et que tout ce qu’il fait n’a strictement pas le moindre sens. [C’est moi qui souligne.] Ainsi il court, il jogge, il achète dans les supermarchés, il zappe sur la télévision, etc., il se distrait. [Souligné dans l’original.] Nous ne parlons pas, encore une fois, des marginaux, mais de l’individu moyen typique. Est-ce la seule “solution” possible après la dissolution de la religion ? Je ne le crois pas, je crois qu’il y a d’autres fins que la société peut faire émerger en reconnaissant notre mortalité, une autre façon de voir le monde et la mortalité humaine, l’obligation à l’égard des générations futures qui sont le pendant de nos dettes à l’égard des générations passées, puisque personne d’entre nous n’est ce qu’il est qu’en fonction de ces centaines de milliers d’années de travail et d’effort humain. Une telle émergence est possible, mais elle exige que l’évolution historique prenne un autre tournant et que la société cesse de s’endormir sur un immense entassement de gadgets de toutes sortes. »[45]   
Mais on voit aussi le plus clairement, dans ce passage, l’immense aveuglement de Castoriadis devant bien d’autres aspects de la vie effective de nos contemporains, non pas des marginaux, mais de tous les individus. Comme on le verra plus loin, le champ de l’auteur est, une fois de plus, la consommation matérielle et télévisuelle. Il ne dit mot sur le travail, pas plus que sur les domaines capitaux de la vie des individus, comme la famille, l’école, l’amour, la philia. Comme si tout ce qui est intime n’entrait pas dans la considération de ce grand observateur de la société. Comme si certains domaines ne pouvaient être atteints par nos regards et nos critiques, et comme si certaines institutions ne pouvaient être changées. Tel est, semble-t-il, le choix qu’il a fait à la fin de sa vie, alors que dès le début des années soixante, et même avant, il consacrait toutes ses analyses à démontrer combien les questions de la vie humaine que ne touchait pas la politique traditionnelle étaient devenues primordiales dans la perspective d’une nouvelle politique révolutionnaire. 
La question du sens de la vie comme la question par excellence politique de notre époque
La principale position que défend mon exposé, et dont on devra partir pour proposer une politique de l’autonomie, est que la question du sens de la vie constitue la question par excellence politique de notre époque.[46] Cette position est bien évidemment fondée sur le constat, dû à Castoriadis et à Arendt, que nous vivons dans la société de l’insignifiance. Mais elle répond à la fois à l’exigence absolue d’une concrétisation de cette insignifiance et à l’exigence qui en résulte de la création d’une politique de l’autonomie pour le présent.
Que signifie donc plus précisément et substantiellement cette insignifiance et d’où vient-elle ?
On a beaucoup parlé de la crise des valeurs traditionnelles, de leur usure, de leur érosion, voire de leur décomposition. On a répété sans cesse la formule : « Le vieux meurt mais le nouveau n’est pas encore né ». Or, la situation présente est bien plus complexe et la « crise des valeurs » autrement plus profonde. Les quatre valeurs fondamentales que sont la religion, la famille, l’éducation et le travail ont perdu leur signification, et leur finalité originelle. Les valeurs qui, formant un système, inspiraient le sens de la vie en société et donnaient un sens de vie à chacun, sont devenues insignifiantes, dénuées de sens. Néanmoins, et il s’agit ici d’un point capital, les institutions sociales qui incarnent ces valeurs fondamentales restent en place. L’esprit des lois se meurt, mais la lettre des lois demeure.[47]
Je propose le terme de valeurs fondamentales pour désigner les quatre composantes essentielles de l’institution de la société présente : la religion, la famille, l’éducation et le travail. Créations humaines qui ont une très longue histoire, institutions (au sens le plus large et le plus lourd du terme) de peut-être toute société humaine, elles sont en même temps incarnées par les institutions sociales capitales, spécifiques et concrètes, pour chaque société et chaque époque. Aujourd’hui même, ne cessant d’être considérées comme constantes et inchangeables, voire intouchables en leur fond par la politique, ces valeurs sont institutionnalisées, à savoir incarnées par des institutions particulières selon lesquelles la société est réglée et fonctionne. L’Eglise incarne institutionnellement la religion, le mariage est l’une des institutions principales qui incarnent la famille, l’école institutionnalise l’éducation, et les métiers établis ou les professions fermées appartiennent à la multitude des institutions qui ont trait à la valeur travail.
Ayant pour cadre et surtout pour garant l’Etat-nation, ces valeurs jouaient un double rôle : elles conféraient le sens de vie en société et le sens de la vie de chacun, en lui traçant une trajectoire de vie bien précise. Elles sont fondamentales et unificatrices parce qu’elles sont donatrices de sens, au point que de celles-ci émanent principalement toutes les autres valeurs de la société et les activités diverses, hautement valorisées, qui s’exercent dans cette société. Appartenir à une religion et à une famille, aller à l’école et au travail, constituent des faits et/ou des activités hautement valorisés, bien qu’à des degrés différents. Valeurs donatrices de sens de vie, mais d’un sens prédonné, défini une fois pour toutes, et donc non pas ou non plus créatrices de sens, ces valeurs, intrinsèquement liées, formant un ensemble cohérent, institutionnalisées et bien encadrées, ne peuvent plus jouer ce rôle actuellement. On pourrait même dire qu’elles ne jouent pas ce rôle depuis longtemps. Et les valeurs proprement dites, telles que l’égalité, la liberté, la justice, qui paraissent échapper à l’emprise des valeurs fondamentales (par exemple de la religion), sont finalement inscrites dans le cadre prescrit par ces dernières : l’égalité ou la liberté ou la justice sont essentiellement revendiquées à l’intérieur de l’institution existante de la société, à savoir à l’intérieur de la famille, de l’éducation et du travail, valeurs qui, à leur tour, restent cependant encore assez largement conditionnées par la religion, malgré l’affaissement effectif de cette dernière.
Face à cette situation, une politique visant une société pleinement autonome doit oser proposer le projet d’invention de nouvelles valeurs de la vie en commun, et corrélativement de nouvelles façons de vivre. C’est précisément ce projet qui répond à la question par excellence politique de notre époque : quel est le sens de notre vie ? Mais dès que l’on affirme cette position, lourde de sens, une question cruciale se pose, et plusieurs objections pourraient être formulées. La question cruciale est : devons-nous proposer des idées concrètes en ce qui concerne de nouvelles valeurs de vie en commun et de nouvelles façons de vivre ? A cette question, par laquelle, je tiens à le souligner, la pensée politique contemporaine reste encore tétanisée, je répondrai par l’affirmative. Je ne vois aucun inconvénient à ce que le penseur politique, citoyen comme tous les autres, et chaque citoyen, expriment ouvertement leurs opinions sur tous les sujets qui concernent la vie en société, notre propre vie. Je résume en une seule phrase ma position : nous pouvons affirmer que la politique concerne tout, à la condition, limite nécessaire et suffisante, que la démocratie englobe tout.
Sur cette question, la position de Castoriadis est ambivalente, insuffisante, et incohérente par rapport à ses analyses de la société et à ses définitions de la politique. Serait-ce parce qu’il pensait que « personne ne peut jamais sauter par-dessus son époque » ?[48] Sa position constante et absolue est que seule la collectivité peut inventer de nouveaux modes de vie. Ne rend-il pas absolue, sur ce point, sa propre idée de création ex nihilo, création spontanée et immotivée de l’humanité ? Même si « l’alpha et l’oméga de toute l’affaire est le déploiement de la créativité sociale qui, si elle se déclenchait, laisserait encore une fois loin derrière elle tout ce que nous pouvons penser aujourd’hui »[49], pourquoi cela nous empêche-t-il de proposer concrètement à présent tout ce que nous pouvons penser, ne serait-ce que comme point de départ du déclenchement d’une nouvelle création politique ?   
Le refus de Castoriadis de proposer quelque chose de précis en vue d’un projet politique global pour l’avenir est constant, à partir de son texte Le contenu du socialisme.[50] Si nous pouvons dégager les grandes orientations d’un projet politique global de ses analyses et de ses positions, nous ne pouvons pas y trouver de propositions concrètes, hormis en ce qui concerne le domaine de la production. Signalons à ce propos que Castoriadis est resté jusqu’à la fin de sa vie fidèle à l’idée, et à la revendication, de l’instauration de l’égalité absolue des salaires, comme première mesure visant une transformation radicale de la société, dans le domaine de la production, où par ailleurs il a toujours soutenu l’autogestion. Il le confirme dans le texte bilan-programme « Fait et à faire » : « c’est dans cette perspective [destruction du rôle monstrueux de l’économie], et comme moment de ce renversement de valeurs, que l’égalité des salaires et de revenus apparaît comme essentielle »[51]. Et :    « L’autogestion de la production par les producteurs n’est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée. »[52]
Encore faut-il se demander de quels individus il s’agit. Certainement des travailleurs, des salariés. Et qu’en est-il des autres individus ? Ceux qui ne travaillent pas, les jeunes, les femmes au foyer, les retraités, etc. Mais, plus important encore, même si l’on suppose que les individus – à vrai dire certains individus, 20 millions (25 millions si l’on inclut les chômeurs) sur 65 millions en  France ! –, consacrent la moitié de leur vie éveillée à la production, c’est-à-dire au travail, que fait-on, que propose-t-on pour l’autre moitié de leur vie éveillée ? N’avons-nous pas le droit de parler de cette vie, la vraie : les relations humaines, l’amitié, l’éros-sexualité ? Soulignons que la diminution du temps de travail, par rapport au début du vingtième siècle, est radicale, et que depuis les années cinquante le temps de travail occupe beaucoup moins de la moitié de la vie éveillée de ceux qui travaillent. Et, pour adresser ici une critique à Castoriadis, si tel est le cas, pourquoi détruire (en priorité s’entend) l’« économique » (dure réalité certes, et plus dur encore l’imaginaire qui va de pair) et ne pas détruire le « politique », à savoir l’immense inégalité politique et proposer l’idée que nous sommes tous politiquement égaux ?
Sous la pression des critiques, qui lui reprochaient de ne pas proposer de solutions concrètes, Castoriadis écrit en 1989 : « Je suis un citoyen, je formule donc mes propositions. » Et il présente, en effet, des propositions concrètes : « Je ne vois pas comment une société autonome, une société libre pourrait s’instituer sans un véritable devenir public de la sphère publique/publique, une réappropriation du pouvoir par la collectivité, l’abolition de la division du travail politique, la circulation sans entraves de l’information politiquement pertinente, l’abolition de la bureaucratie, la décentralisation la plus extrême des décisions, le principe : pas d’exécution des décisions sans participation à la prise des décisions, la souveraineté des consommateurs, l’autogouvernement des producteurs – accompagnés d’une participation universelle aux décisions qui engagent la totalité, et d’une autolimitation dont j’ai esquissé plus haut certains des traits les plus importants. »[53] Nous constatons ici encore que ces propositions, certes essentielles, concernent le domaine économique (production et consommation) ainsi que le domaine politique, mais seulement sur le plan                     « procédural ». La réponse de l’auteur serait que la collectivité déciderait éventuellement du contenu qu’elle voudrait donner à la vie en commun.    
Le projet d’autonomie n’est pas en éclipse !
Si j’ai osé donner ce titre à la dernière partie de mon exposé, c’est parce que mon constat actuel va à l’encontre de ce que soutient Castoriadis à partir d’une certaine période, à savoir l’idée d’une éclipse, jugée parfois même totale et prolongée, du projet d’autonomie. Ce qui est contredit, me semble-t-il, par la réalité présente.
Etant donné que je n’apprécie pas la distinction entre pessimisme et optimisme, qui n’est pas pertinente, bien que Castoriadis se permette de juger sur un point Freud « trop pessimiste »[54], je ne dirais pas qu’il s’agit d’un constat pessimiste de la part d’un grand penseur politique qui avait largement développé le sens sociologique et l’intuition pour comprendre l’état de la société. Je dis tout simplement que ce constat est fait à partir d’une lecture relativement fragmentaire de la réalité sociale contemporaine, et à partir de présuppositions dépassées, déphasées et, finalement, inadéquates et inappropriées.
« Rien n’a donc changé depuis 1957 ? », se demande Castoriadis à la fin de son texte phare     « Fait et à faire », sous le sous-titre final « Aujourd’hui ». Et il répond : « Oh que si – et c’est ce qui est devenu le centre de mes préoccupations depuis 1959 […] moyennant une foule de facteurs que je n’ai pas à réanalyser ici (mais qui, au fond, n’“expliquent” rien), les attitudes aussi bien des travailleurs que de la population en général ont profondément changé – du moins ce qui en est manifeste. Des deux significations imaginaires nucléaires dont la lutte a défini l’Occident moderne, l’expansion illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, et le projet d’autonomie, la première semble triompher sur toute la ligne, la deuxième subir une éclipse prolongée. La population s’enfonce dans la privatisation (1960), abandonnant le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. »[55]  
Je défends la position selon laquelle le critère du changement des « attitudes aussi bien des travailleurs que de la population en général » qui, effectivement, « ont profondément changé », est univoque et ne restitue que la « moitié » de ce qui en est manifeste. Le critère de Castoriadis est, pour aller vite, limité dans les domaines de l’économie (consommation), de la politique instituée (traditionnelle), ce à quoi il faut ajouter tout au plus celui du spectacle et des loisirs. Mais qu’en est-il de la vie réelle des individus dans les domaines tout aussi importants, sinon plus, que sont les domaines des relations humaines, de l’éros-sexualité, de la vie familiale ? Ces domaines constituaient cependant les domaines de prédilection de Castoriadis au début des années soixante, et ce n’est pas parce qu’il attendait la révolution.
Si on veut observer lucidement la réalité sociale actuelle, on constate que le « nouveau type anthropologique d’individu » qui émerge, selon Castoriadis, ne peut être défini seulement par              « l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé » (souligné dans l’original), mais que, du moins dans le domaine des relations humaines, qui actuellement couvre une partie de la vie éveillée des individus beaucoup plus importante que celle que voyait Castoriadis, dans ce domaine, et malgré les immenses difficultés qui se présentent, les individus montrent de très fortes inclinations vers l’autonomie, la liberté, la vie essentielle libérée des entraves et des concessions anciennes. Du point de vue des mœurs, et plus particulièrement des mœurs érotiques, nous ne vivons pas du tout dans l’époque du conformisme généralisé, mais dans celle de la dispersion, de la diversité, et de la pluralité généralisées. Ce qui ne tombe pas non plus du ciel. Les luttes des femmes et des jeunes ont contraint le régime, la société, à s’« adapter », comme les luttes ouvrières ont autrefois conduit à « une extraordinaire adaptation du régime, disons du capitalisme, à une situation nouvelle qui s’est traduite par exemple, précisément, par la société de consommation »[56]. Par ailleurs, le critère de l’absence de conflits politiques et sociaux est appliqué par Castoriadis seulement au plan de la politique et de l’action politique traditionnelles. Les conflits existent mais se sont déplacés vers d’autres domaines de la vie humaine et surtout ils ont pris d’autres formes. La privatisation est certes absence de passion pour la chose publique, mais elle est aussi critique et rejet de la politique instituée, et beaucoup plus intérêt pour la vie privée, ce qui n’est pas nécessairement tendance vers l’hétéronomie.
Le travail du projet d’autonomie ne concerne pas seulement la critique dans les domaines de l’esprit ou de l’art (domaines qu’il prend seuls en compte, semble-t-il, pour annoncer « L’époque du conformisme généralisé »[57]). De larges domaines de la vie réelle des individus sont délaissés par Castoriadis, de même que par la philosophie, l’histoire, la sociologie, et bien évidemment la politique (pensée et action) : je désigne et je synthétise ainsi le domaine habituellement appelé la sphère privée. Et pourtant, une fois encore, en ce qui concerne même ce domaine, Castoriadis a vu les choses, il a vu les immenses apports des mouvements des femmes et des jeunes.
L’apport du travail du projet d’autonomie en ce qui concerne aussi la religion n’est pas moindre. La « sortie de la religion » (Marcel Gauchet) est désormais irréversible pour les sociétés occidentales. Et la religion est le point capital en vue de la distinction entre sociétés hétéronomes (qui ont existé presque toujours presque partout) et sociétés qui ont brisé la clôture, et fissuré l’hétéronomie la plus lourde, l’hétéronomie religieuse.[58] Le vide produit par l’affaissement de la religion, vide constaté depuis très longtemps, vide nullement négatif mais plutôt libérateur, vide qui a été comblé par les idéologies totalitaires, pose l’une des exigences fondamentales d’une création politique à présent. En opposition décisive à toute religion et à tout imaginaire religieux d’hétéronomie, en laissant grande ouverte la « fenêtre sur le Chaos », selon la belle formule de Castoriadis, la politique de l’autonomie refuse de projeter le sens de notre vie vers un au-delà, un ailleurs ou un avenir radieux garanti par les lois de l’histoire. Elle combat la réduction du sens de notre vie à un niveau de vie toujours plus élevé. Elle revendique la transformation radicale et démocratique de toutes les institutions de la société présente qui imposent un sens unique de vie et tracent un itinéraire de vie uniforme pour tous. Elle ouvre dès maintenant la possibilité de création de valeurs plurielles créatrices de multiples sens de vie et de nouvelles façons de vivre.           
Toutes ces considérations ne visent pas à embellir une situation sociale très difficile et même parfois atroce, révoltante, insupportable. Mais elles nous aident à voir plus clairement et à échapper une fois pour toutes à ce postulat des « révolutionnaires » selon lequel tout va mal, et de plus en plus mal, pour voir enfin les « opprimés » se soulever un jour tous en même temps. Même fragilisé, et même s’il n’a pas le vent en poupe, le projet d’autonomie existe, nourrit la vie et plusieurs choix de vie de bon nombre de nos contemporains. Nous avons un besoin urgent de nouvelles idées pour élucider la réalité sociale actuelle et inventer de nouvelles valeurs de vie en commun, seule possibilité pour aller vers une société pleinement autonome. Nous devons nous appuyer sur certains faits exemplaires pour multiplier les chances de cette orientation. 
Comme je l’ai dit au début, il nous faut abandonner l’idée de crise, qui dure et ne passe pas, pour considérer que la société évolue, et que tout n’est pas mauvais dans cette évolution. La « crise », dans son effectivité profonde, est la perte de sens. Mais cette perte de sens n’a a priori rien de négatif, hormis pour ceux qui déplorent la situation précédente. Pour nous, elle ouvre la voie à la création de nouvelles valeurs. C’est pourquoi il est inapproprié de répéter sans cesse que nous sommes en crise, terme qui, dans la plupart des cas, renvoie à l’exigence de retour aux anciennes valeurs et, dans la version progressiste très connue, à l’attente de l’écroulement du « système ». Si la situation sociale actuelle est terrible, elle l’est au sens des fameux vers de Sophocle : « Nombreuses sont les choses terribles, rien n’est plus terrible que l’homme » : pour le meilleur comme pour le pire, ou inversement.
La transformation radicale de la société présente vers une société pleinement autonome ne peut se produire en un seul instant, sur une courte durée. Transformation radicale de la société signifie avant tout, aujourd’hui, transformation de nous-mêmes. Nous avons à agir dès à présent. Notre débat s’inscrit déjà dans cette action. Nous avons deux objectifs très concrets : a) l’égalité politique absolue de tous ; b) la mise en question, et dès maintenant en discussion, du sens de la vie, autrement dit de la poussée centrale de la société actuelle vers le toujours plus. Tous deux répondent à une seule et même question : dans quelle société voulons-nous vivre ? Nous précisons au préalable que nous voulons vivre dans une société sans façons de vivre modelées d’avance sans nous, sans modes de vie uniformisés. Pour une pluralité de modes de vie, choisis librement par chacun. C’est cela une société démocratique et pleinement autonome.

           Nicos Iliopoulos
          Paris, janvier 2010


Note autobiographique
Nicos Iliopoulos, âgé aujourd’hui de 58 ans, a vécu jusqu’à l’âge de 34 ans en Grèce, où il a fait des études des mathématiques. Il a activement participé aux luttes étudiantes contre la dictature militaire entre 1972 et 1974, année de la chute de la dictature. Arrêté et torturé à plusieurs reprises durant cette période, il a été aussi emprisonné. Entre 1974 et 1986, il a milité dans les rangs d’un petit parti de la gauche grecque, d’orientation       « eurocommuniste », appelé Parti communiste de l’intérieur, et est devenu membre du bureau exécutif de ce parti en 1984. Au cours de cette période, il a participé à toutes les luttes pour la démocratisation de la vie politique grecque et, pendant son service militaire, qui était alors d’une durée de vingt-deux mois, il était membre actif des comités de soldats.
Venu en France en 1986, il vit désormais à Paris où il gagne sa vie comme « travailleur social » depuis douze ans. Dès son arrivée à Paris, il prend contact avec Cornelius Castoriadis, dont il devient un élève puis un ami.     
Nicos Iliopoulos a obtenu le Diplôme de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, en présentant, sous la direction de Castoriadis, un mémoire intitulé « Participation et apathie politiques dans la Grèce contemporaine, 1960-1990 ». Il a rédigé et soutenu, sous la direction d’Alain Caillé, une thèse de doctorat qui a pour titre « Participation et apathie politiques dans la France contemporaine (Ve République, de 1958 à nos jours) » et sous-titre « Démarche pour scruter les limites de la participation à la politique instituée et pour élucider l’apathie à l’égard de cette politique. Tentative pour réouvrir le chemin de la pensée politique démocratique ». Ce travail est dédié à Cornelius Castoriadis et à son œuvre.
Publications en France :
Participation et apathie politiques dans la France contemporaine, Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, 2005 (http://www.anrtheses.com.fr/ThesesCarte/SCat_1347.htm). L’exposé de la soutenance de cette thèse se trouve sur Internet (http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article211) sous le titre : L’apathie politique en France contemporaine. Manque de créativité politique de la collectivité, absence de projets politiques positifs et globaux.
Publications en Grèce :
Νέοι δρόμοι για τη δημοκρατική πολιτική σκέψη. Κριτική παρουσίαση του πολιτικού στοχασμού του Κορνήλιου Καστοριάδη, Αθήνα, Θεμέλιο, 2005. (Nouveaux chemins pour la pensée politique démocratique. Présentation critique de la réflexion politique de Cornelius Castoriadis, Athènes, éditions Themelio.)
Participation à l’ouvrage collectif Ψυχή, λόγος, πόλις. Αφιέρωμα στον Κορνήλιο Καστοριάδη, Αθήνα, Ύψιλον, 2007. (Psyché, logos, polis. Hommage à Cornelius Castoriadis, Athènes, éditions Ypsilon.) La traduction en français de cette contribution porte le titre Nouveaux chemins pour la pensée politique démocratique et se trouve sur Internet (http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article215). Ce même texte sera publié prochainement en espagnol dans la revue Trasversales (Espagne).
« Θεσμισμένη πολιτική συμμετοχή και απάθεια στη σύγχρονη Ελλάδα. Αλλοτριωμένη πολιτικοποίηση και ακαθόριστη αδιαφορία », (« Participation politique instituée et apathie dans la Grèce moderne. Politisation aliénée et indifférence indéterminée », dans le premier numéro de la revue Μάγμα, décembre 2007.
« Οι νέοι, εμείς και η κοινωνία » (« Les jeunes, nous et la société »), dans Κυριακάτικη Αυγή,        4 janvier 2009. Texte sur la révolte de la jeunesse en Grèce.                             
Nicos Iliopoulos prépare deux ouvrages en français : la traduction de son livre Nouveaux chemins pour la pensée politique démocratique, ainsi qu’un essai qui sera intitulé : Vers la société autonome. Inventer de nouvelles valeurs de vie en commun.


[1]. Domaines de l’homme, p. 247. Dans l’édition en collection de poche, p. 307. Désormais, la page indiquée entre crochets renvoie aux nouvelles éditions en collection de poche des ouvrages de Castoriadis. Tous les mots ou passages soulignés le sont dans l’original, sauf indication contraire.
[2]. « Fait et à faire », dans le livre homonyme, p. 11. [Et p. 11.] 
[3]. « Telles que je les ai depuis toujours vécues, les idées de philosophie et de politique (donc aussi du philosophe et du militant) ne se laissent pas séparer radicalement ; chacune conduit à l’autre », Le contenu du socialisme, p. 324.  
[4]. « Ce que je sais, c’est que ce n’est pas la lecture d’Aristote ou de Kant qui m’a fait penser l’institution imaginaire de la société, mais la pensée de celle-ci qui m’a fait relire avec un autre regard Aristote ou Kant. Oserais-je ajouter que ces relectures m’ont convaincu de la pertinence de mes questions, et de l’insuffisance de leurs réponses ? » « Fait et à faire », dans le livre homonyme, p. 24. [Et p. 28.]   
[5]. Intervention au groupe du MAUSS, que j’ai transcrite moi-même et qui a été publiée dans la Revue du MAUSS ; voir respectivement, pour la première citation, n° 14, second semestre 1999, p. 201 et, pour la seconde, n° 13, 1er sem. 1999, p. 25.
[6]. L’institution imaginaire de la société, p. 393. [Et p. 424.] Dans un texte ultérieur, « Psychanalyse et politique », en spécifiant la capacité d’apprendre du sujet, Castoriadis écrit : « apprendre à apprendre, apprendre à découvrir, apprendre à inventer », Le monde morcelé, p. 146. [Et p. 180.]
[7]. « La révolution anticipée », texte sur Mai 68, La société française, p. 180.
[8]. « Les destinées du totalitarisme », texte d’une conférence lors d’un symposium sur l’œuvre de Hannah Arendt, le 3 octobre 1981, Domaines de l’homme, p. 201. [Et p. 249.] 
[9]. « Marx aujourd’hui » (1983), Domaines de l’homme, pp. 82-83. [Et p. 101.] 
[10]. Le monde morcelé, p. 146. [Et p. 179.]
[11]. Je me réfère à un entretien très important de Castoriadis donné après la parution de L’institution imaginaire de la société, qui porte le titre « L’exigence révolutionnaire » (1976) ; repris dans Le contenu du socialisme, pp. 323-366.
[12]. « Les idées qui avaient été déjà dégagées et formulées dans la partie de “Marxisme et théorie révolutionnaire” publiée en 1964-1965 – de l’histoire comme création ex nihilo, de la société instituante et de la société instituée, de l’imaginaire social, de l’institution de la société comme son œuvre propre, du social-historique comme mode d’être méconnu par la pensée héritée – s’étaient entre-temps transformées pour moi de points d’arrivée en points de départ, exigeant de tout repenser à partir d’elles. » L’institution imaginaire de la société, p. 6. [Et p. 6.]
[15]. « Temps et création », Le monde morcelé, p. 267. [Et p. 333.] 
[16]. Qu’est-ce que la politique ?, p. 51.
[17]. « L’histoire est création, largement indéterminée. L’institution de la société ne découle pas de lois – “naturelles”, “rationnelles” ou comme on voudra. Elle est l’œuvre de l’imaginaire social instituant. La société s’institue chaque fois elle-même. Mais elle occulte cette auto-institution en se la représentant comme l’œuvre des “ancêtres”, des dieux, de Dieu, de la Nature, de la Raison – ou des “lois de l’histoire”, comme c’est le cas avec le marxisme. » Domaines de l’homme, p. 21. [Et  p. 24.] 
[18]. La lecture de l’histoire des sociétés humaines par Castoriadis, ce qui constitue encore une création de pensée qui lui est propre, exclut l’idée d’une philosophie de l’histoire, et bien évidemment l’idée de progrès. Voici un passage parmi les plus forts, les plus clairs et les plus beaux : « Je pense qu’il y a toujours eu à cet égard [à l’égard de la philosophie de l’histoire et du “progrès”] une énorme confusion. On a confondu deux niveaux qui n’ont pas des rapports immédiats et simples. Le premier est celui de la dimension que j’appelle ensembliste-identitaire (ensidique, pour la brièveté), le niveau “techno-arithmétique” ou instrumental. Sur ce niveau, si l’on considère l’histoire de l’humanité dans ses grands traits, depuis l’hominisation, il y a un progrès immense : on est passé de 1, 2, 3 … aux mathématiques contemporains, et des silex aux bombes H. L’autre niveau est celui de la création des significations imaginaires et en particulier des significations politiques et émancipatrices : ici on ne décèle pas, et à mon avis rien ne rend a priori probables, des mouvements uniformes de l’histoire. Toutes les cultures ont créé, en dehors de l’ensembliste-identitaire, des œuvres magnifiques, mais pour ce qui est de la liberté humaine, il n’y a eu que deux cultures, comme deux grandes fleurs poussant dans ce sanglant champ de batailles, où quelque chose de décisif s’est créé : la Grèce ancienne et l’Europe occidentale. Cette deuxième fleur est peut-être en train de se faner, peut-être cela dépend-il de nous qu’elle ne se fane pas définitivement, – mais finalement, il n’y a aucune garantie que, si elle se fanait, une troisième fleur surgirait plus tard, avec des couleurs plus belles. » Ouvrage collectif, De la fin de l’histoire, Paris, éditions du Félin, 1992, p. 71.    
[19]. La montée de l’insignifiance, p. 199. [Et p. 241.]
[20]. Domaines de l’homme, p. 225. [Et p. 280.]
[21]. La montée de l’insignifiance, p. 223. [Et p. 269.]
[22]. « Pouvoir, politique, autonomie », Le monde morcelé, p. 127. [Et p. 156.] Les pages entre parenthèses renvoient à cet ouvrage et celles indiquées entre crochets renvoient à la nouvelle édition du même livre en collection de poche.
[23]. Si besoin en était, on peut le constater par le seul fait que ce texte dense, de 27 pages, a été élaboré sur une durée de près de dix ans. Il s’agit de son texte peut-être le plus travaillé, et lors d’une période où il avait fixé ses idées principales, qu’il résume tout au long de ce texte.
[25]. « Imaginaire politique grec et moderne », La montée de l’insignifiance, p. 171. [Et p. 206.] Il est à noter que c’est Castoriadis, à qui certains reprochaient d’être « nostalgique de la Grèce ancienne », qui écrit cette phrase tout en ajoutant, dans le même texte, que les Grecs ne sont pas parvenus à créer l’universalité politique, pour en conclure : « il nous faut aller plus loin que les Grecs et que les Modernes. » ; voir p. 174. [Et p. 210.] Voir aussi, dans ce même livre, p. 193. [Et p. 232.]
[26]. « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (1960), Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 142.
[27]. De l’écologie à l’autonomie, p. 45.
[28]. Ibid., p. 107.
[29]. Le fait qu’il s’agisse ici d’une définition de la politique, autrement plus radicale, est confirmé par les lignes suivantes, écrites en 1972 : « C’est cela le sens nouveau qu’il faut donner au terme tant galvaudé de politique. La politique n’est pas lutte pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions données ; ni simplement lutte pour la transformation des institutions dites politiques, ou de certaines institutions, ou même de toutes les institutions. La politique est désormais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions ; pour l’instauration d’un état de choses dans lequel l’homme social peut et veut regarder les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives, donc peut et veut les transformer chaque fois qu’il en a le besoin ou le désir. » Introduction générale de la publication en recueil des textes politiques de Castoriadis parus dans la revue Socialisme ou Barbarie, texte majeur en ce sens que l’auteur présente lui-même et de manière détaillée tout son parcours réflexif en grandes étapes. Voir La société bureaucratique, 1, p. 54.
[30]. « Je n’ai cessé de répéter que la démocratie athénienne ne peut être pour nous qu’un germe, nullement un modèle », Fait et à faire, p. 65. [Et p. 77.]
[31]. Castoriadis formule une critique contre l’insuffisance de l’analyse de Hannah Arendt : « Hannah Arendt avait une conception substantive de l’“objet” de la démocratie – de la polis. Pour elle, la démocratie tirait sa valeur du fait qu’elle est le régime politique où les êtres humains peuvent révéler ce qu’ils sont à travers leurs actes et leurs paroles. […] Néanmoins, […] la position de Hannah Arendt laisse de côté la question capitale de la teneur, de la substance, de cette “manifestation”. » « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de l’homme, pp. 303-304. [Et pp. 379-380.] 
[32]. Première phrase d’un ouvrage par ailleurs remarquable : Le sacre du citoyen de Pierre Rosanvallon.
[33]. « La pensée politique », Ce qui fait la Grèce, p. 299.
[34]. « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de l’homme, pp. 296-297. [Et pp. 370-371.] 
[35]. Revue du MAUSS, n° 14, second semestre 1999, p. 205. Texte repris dans Démocratie et relativisme, 2010, p. 113.
[36]. Nous sommes d’accord pour reconnaître que, dans la société actuelle, il n’y a pas de « sujet révolutionnaire », ce que l’on appelait autrefois ainsi. Nous sommes d’accord, du moins je l’espère, sur le fait qu’il n’y a pas non plus de fondement objectif à la recherche, à l’existence ou à la définition d’un tel sujet. Nous devons donc penser à l’ensemble de la population.
[37]. « La démocratie comme procédure et comme régime », La montée de l’insignifiance, p. 221. [Et p. 267.]  
[38]. « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de l’homme, p. 306. [Et p. 382.]
[39]. Le capitalisme étant l’une des composantes des sociétés modernes et contemporaines, je ne comprends pas pour ma part l’insistance même de Castoriadis, qui reconnaît ce fait et qui définit ainsi cette composante, à appeler ces sociétés capitalistes. Le capitalisme tentant à ériger le travail en valeur suprême, elles sont plutôt des sociétés « travaillistes ».   
[40]. « Imaginaire politique grec et moderne », La montée de l’insignifiance, p. 173. [Et p. 208.] 
[41]. Les pages entre parenthèses sont extraites de Ce qui fait la Grèce.  
[42]. Domaines de l’homme, p. 418. [Et p. 523.]
[43]. Voir « Psychanalyse et politique », texte qui résume et élargit selon son auteur les conclusions d’un travail de vingt-cinq ans, dans Le monde morcelé, p. 154. [Et p. 190.]
[44]. Les pages entre parenthèses renvoient à ce texte, cité à la note précédente 37. [Et respectivement p. 291 et p. 277.]
[45]. Texte parmi les meilleurs, « La crise du processus identificatoire » (1989), p. 138 de l’ouvrage indiqué. [Et p. 165.]
[46]. Cette position, que j’ai formulée moi-même clairement depuis longtemps, est implicitement formulée par Castoriadis, au moins à partir de 1974 : « La question “philosophique” portant sur la signification de la vie en société est en train de devenir une question “pratique” pour un nombre croissant de gens.» « Introduction à l’édition anglaise de 1974 », pour la réédition du « Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », dans Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 226. Quant à moi, j’ai formulé cette position dans ma thèse de doctorat, soutenue en 2001 ; voir à la fin de ce texte.
[48]. « La “fin de la philosophie” ? », Le monde morcelé, p. 243. [Et p. 302.]
[49]. Fait et à faire, p. 73. [Et p. 87.]
[50]. Il le dit explicitement dans sa « Discussion avec les militants de P.S.U. » (1974), voir Le contenu du socialisme. 
[51]. Fait et à faire, p. 77. [Et pp. 91-92.]
[52]. Fait et à faire, p. 72. [Et p. 86.]
[53]. Fait et à faire, respectivement p. 73 et p. 74. [Et pp. 86 et 88.]  
[54]. « Psychanalyse et politique », Le monde morcelé, p. 152. [Et p. 187.]
[55]. Fait et à faire, p. 75. [Et p. 89.] 
[56]. Post-scriptum sur l’insignifiance suivi de Dialogue, p. 53. Notons que le constat de cette adaptation constitue l’une des plus importantes singularités des analyses de Castoriadis sur le capitalisme moderne. C’est pourquoi, dans les lignes que nous venons de citer et qui proviennent de son débat avec Octavio Paz, Castoriadis rappelle ce fait, pour placer cette adaptation au même niveau que l’autre facteur fondamental de la passivité actuelle des gens, à savoir l’échec historique du marxisme.    
[57]. Voir Le monde morcelé, pp. 11-24. [Et pp. 11-28.]  
[58]. « L’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. […] Elles doivent masquer le Chaos, et en particulier le Chaos qu’est la société elle-même. » « Institution de la société et religion », le texte peut-être le plus profond de Castoriadis, dans Domaines de l’homme, p. 373. [Et p. 466.]  

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